Ce billet aurait aussi pu s'intituler « La fin du public cible? », puisque c’est un peu de ça dont il s’agit.
Parmi les conséquences de l’arrivée des réseaux sociaux et de la démocratisation des communications sur l’Internet, on voit poindre la transformation la notion traditionnelle de public cible. À une époque où la communication se diffuse sur le web, hors des circuits traditionnels de diffusion, il semble que nous devions rajuster le tir.
Il est toujours normal et souhaitable de définir un public cible lorsque nous élaborons une campagne sociale. Ce sont les caractéristiques de ce public qui nous informent le mieux sur les stratégies persuasives et les leviers d’influence à adopter. Une bonne connaissance du public cible demeure indispensable à la création de communications performantes. Mais, au-delà de l’intention de persuader un groupe de personnes, l’importance de ne pas créer des situations nuisant à la cause ou au promoteur doit aussi faire partie de l’équation.
Alors qu’autrefois la communication pouvait être ciblée, circonscrite à la cible, limitée à une sous-population, un lieu géographique ou un cercle restreint de personnes, l’arrivée d’internet est venue tout bouleverser. En un clic, une campagne est propulsée sur Twitter, YouTube ou Facebook. Elle est ensuite exposée à un public beaucoup plus large que celui qui était visé. Les parents, les amis, les proches, les collègues, les voisins et les médias en général sont rapidement exposés à un message qui était parfois ciselé pour un public limité.
Ce qui provoque parfois un dérapage.
Si un trait d’humour ou un sarcasme donné fait partie de la culture du groupe ciblé, suscitant leur adhésion au message ou leur sympathie face à l’annonceur, il peut en être autrement quand un groupe différent est exposé.
Il sera plus facile d’illustrer mon propos en présentant certains dérapages récents :
Cas 1. Promotion du rôle de l’infirmière auprès de la population / Dénonciation par un groupe de médecins
La publicité « Pas toujours obligé de voir le médecin », produite par l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec en octobre 2016, voulait montrer l’importance de la contribution des infirmières dans le secteur de la santé, au Québec. Le message a été dénoncé par un groupe de médecins qui y décodait une « publicité outrancière » traçant un portrait fallacieux et une situation fort loin de la réalité quotidienne des cliniques médicales ».
Cas 2. Promotion de la consommation d’agneau en Australie / Dénonciation par un groupe international de personnes pratiquant l’Hindouisme
La publicité « You Never Lamb Alone », conçue à l’automne 2017 pour promouvoir la consommation d’agneau au sein de la population, présentait une scène humoristique où différentes divinités étaient réunies pour partager un barbecue d’agneau. Elle a été dénoncée par les autorités Hindoues comme inadéquate puisqu’elle présentait le dieu Ganesh – végétarien – en train de manger de la viande. Une menace de boycott international a été lancée.
Cas 3. Promotion de l’inscription de jeunes à des programmes d’enseignement orientés vers les métiers (DEP) / Dénonciation par des personnalités publiques (journalistes, politiciens, intellectuels) comme dénigrante pour d’autres programmes scolaires
La publicité imprimée, diffusée à l’automne 2017 par la Commission scolaire de Laval (au Québec), ciblait des jeunes peu intéressés par les programmes d’enseignement réguliers, en soulignant certains avantages de ce programme de formation qui devait être valorisé. Les groupes qui ont réagi sont des adultes qui se sont dit outrés d’y voir des « préjugés anti-intellectuels » dans une exécution qui « frôle le nivellement par le bas ». Le promoteur de la publicité, qui a retiré celle-ci de la circulation, a tenu à préciser que « ces personnes ne faisaient pas partie du public visé par l'affiche ».
Selon toute vraisemblance, le trait d’humour évoquait pour le public cible une expression connue tirée d’une vidéo virale populaire au Québec auprès du public cible.
La nécessaaire réinvention du concept de public cible
Les trois cas présentés déclinent une situation similaire, que résume bien le commentaire laconique des promoteurs de l'affiche: ces gens qui ont mal réagi ne font pas partie du public cible.
Mais leur réaction a nui au succès de la campagne et à l’image des promoteurs dont les intentions étaient pourtant louables. La question qui s’impose est : « Le prétest auprès du public cible est-il une mesure suffisante? ». Et la réponse qui se dégage des exemples mentionnés nous dit que non. Plus de nos jours. Et surtout pas dans une époque où la dénonciation des élites ou des institutions constitue un des moteurs de la production journalistique.
L’erreur principale des promoteurs des campagnes que nous présentons est probablement d’avoir négligé la nouvelle réalité de notre temps : toute campagne de publicité sociale peut maintenant être diffusée à un public non-ciblé qui y sera exposé.
On ne peut plus présumer qu’une campagne demeurera circonscrite à un lieu ou une population limitée. Et la détection de réactions indésirables face à un projet publicitaire doit maintenant – obligatoirement – inclure un public plus large que le simple public ciblé par les concepteurs. Selon l’évaluation des risques, la nature de ce public élargi pourra varier.
Il y a quelques années, alors que je conseillais les promoteurs d’une campagne ciblant la réduction des préjugés face à la dépression dans le grand public, nous avons convenu de mener des prétests spécifiques auprès des personnes dépressives afin de vérifier si le projet publicitaire ne pouvait pas induire des effets négatifs sur les dépressifs. De même, la réaction des experts (universitaires, blogueurs,…) qui avaient été identifiés comme influenceurs d’opinion a semblé importante. Un groupe de discussion a été constitué pour obtenir les réactions de ce public et vérifier ce qui pourrait éventuellement heurter les experts. Le projet publicitaire qui a été réalisé suite à ces consultations n’a suscité aucune réaction défavorable des groupes qui avaient été considérés. Le prétest montrait que – advenant une dénonciation toujours possible de la campagne par des tiers – le promoteur pouvait compter sur l’avis des experts ou des groupes de malades eux-mêmes pour défendre l’acceptabilité du projet publicitaire.
Il ne sera probablement jamais possible d’exclure les dommages collatéraux. Et on peut choisir de ne pas considérer certaines réactions légèrement négatives. Mais, à notre époque, le prétest auprès d’une population élargie doit être considéré comme une pratique normale de la production d’une campagne sociale. C’est un élément aussi développé ici sur pubsociale.com.