Il y aurait beaucoup à écrire sur les liens entre les promoteurs de campagnes sociales et les agences de publicité. Paradoxalement, le sujet est rarement abordé dans les publications scientifiques consacrées au domaine de la publicité sociale. Les publications qui abordent le sujet ne se limitent pas à la publicité sociale. Elles s’insèrent dans le secteur du marketing ou de la publicité.
Une collègue universitaire m’a dit, il y a quelques année, que cette préoccupation relevait des chercheurs en sciences de l’administration, et que la question ne constituait pas un objet d’étude pertinent en santé publique ou en communication. Les paragraphes suivants montreront que je suis fortement en désaccord avec cette affirmation.
Une campagne sociale s’inscrit dans la société où elle est diffusée. Même si ses fondements sont souvent théoriques, et qu’on peut théoriser plusieurs éléments qui s’y rattachent, les recherches destinées à améliorer les pratiques de campagne relèvent de la recherche appliquée.
Adoptant une posture systémique, on doit reconnaître que les conditions et processus affectant la construction et la diffusion des campagnes sociales contribuent aux effets d’ une campagne et ses effets. Dans une activité reposant sur des contributions multidisciplinaires, on difficilement mal faire abstraction d’une partie du phénomène sous prétexte que l’examen d’un segment de la réalité suffit à la comprendre.
Dans la pratique des campagnes sociales, les interactions entre les experts, spécialistes et producteurs et leur agence de publicité jouent un rôle important. La mauvaise compréhension des enjeux d’une campagne peuvent orienter les communications dans une mauvaise voie. Une connaissance incomplète des contraintes de communications institutionnelles mènent à des débats stériles. Le souhait des créatifs d’innover peut se heurter à la prudence des clients.
Tout se joue dans la relation entre les publicitaires et ses clients.
Agence et publicitaires : une collaboration tissée de divergences
Les publicitaires ont besoin de clients pour faire de la publicité. C’est un fait incontournable. Malgré la dimension artistique et la créativité de l’exercice, la publicité demeure une activité commerciale. Une technique de vente. Au sein des agences, la réalité commerciale de cette industrie est souvent véhiculée par les directeurs qui se soucient de la rentabilité de l’entreprise. Mais une agence comporte aussi des chargés de compte et une équipe de création. Les visions de ces groupes s’affrontent souvent, dans une dynamique décrite comme un « never-ending struggle between those who create the advertising (« creatives ») and those advertising managers who insist that it be « effective » (Kover et al., 1995, p.29).
Hackley (2003) postule que la présence de cette tension – au sein d’une même agence – découle des réalités et cultures différentes de chaque groupe. Selon lui, les directeurs se situent dans un univers rationnel où le travail confié aux créatifs est de produire une projet publicitaire qui répond aux besoins des clients. Dans la vision de ces directeurs, la publicité repose sur un mariage de l’Art et des Affaires. «… art and business rub up against each other…ads can be beautiful, but…someone’s paying for that… » (p.320). Dans la culture des directeurs d’agence, on pourrait considérer que le public à influencer est un groupe de personnes guidé par des processus et stimuli qu’on leur présente pour influencer leurs choix et comportements.
Le groupe des chargés de compte, pour Hackley, travaille davantage avec des données qualitatives (alors que le directeur se situe davantage dans le quantitatif). Ce second groupe fait souvent le lien entre les données de recherche, les profils des publics, et les bases sur lesquelles reposera la création. À ses yeux, le public ressemble davantage à un groupe de personnes qui utiliseront les informations qu’on leur proposera dans un processus global où chacun trouvera un sens à son vécu. La publicité devient alors un élément que le public s’approprie pour construire un raisonnement.
Les créatifs perçoivent davantage, toujours selon Hackley, le public cible comme un groupe de personnes préoccupées, agitées et inattentives, qu’on peut immobiliser un instant en leur proposant des publicités qu’elles auront plaisir à regarder. Pour les créatifs, la publicité doit « motiver » la personne à écouter ce qu’on dit. Pour ce groupe, la recherche formative, quand elle précède la création et qu’elle facilite la conception des campagnes, peut être utile. Par contre la recherche portant sur leurs projets créatifs est considérée comme inutile ou détestable : «Research conducted during, or after, creative development is not necessarily so well received since it can veto creative work » (p.323). Chong (2006) note que le conflit entre les équipes de création et les défenseurs de la recherche en marketing sont bien connus et ne datent pas d’hier .
Les perceptions du public divergent entre les tenants des différentes visions qui cohabitent au sein des agences. Notons que ces divergences peuvent aussi exister au sein de l’équipe de partenaires qui sont les « clients » de l’agence. Si un protagoniste adhère davantage à l’idée que la publicité « doit exposer au bon stimuli », ou « contribuer à façonner la façon de voir des personnes » ou encore « conquérir l’attention de personnes réticentes dans un environnement surchargé en publicité», les discussions peuvent être laborieuses avec ceux qui partagent une autre vision. C’est généralement à ce moment qu’on entend des arguments comme « Moi, je sais », « En théorie vous avez peut-être raison, mais ici on est dans la réalité », « C’est moi qui paie, c’est moi qui décide » ou « Ils ne comprennent comment on fait de la publicité ».
Les tensions entre la création publicitaire et l’utilisation de données de recherche ont été décrites par Chong (2006) comme le conflit entre l’Art et la Science. Dans cet affrontement, dit Chong, les créatifs accusent les tenants de la recherche de s’appuyer sur des chiffres qui déshumanisent , d’utiliser des échantillons non représentatifs de la réalité, d’employer des questions inappropriées et d’appliquer des méthodes qui ne sont pas appropriées pour intégrer la dimension créative des projets. Les créatifs disent que les nombres ne permettent pas de capturer la richesse complexes des réponses émotives face à la publicité.
À la décharge des créatifs, dit Chong, il faut noter que les instruments utilisés par la recherche marketing ont plusieurs lacunes. La principale est souvent de situer leurs évaluations dans des contextes de laboratoire, dans un contexte différent du milieu naturel où les publicités agissent. Dans ces enquêtes, on force les participants à s’exprimer sur des sujets, alors qu’au quotidien plusieurs n’accorderaient que peu d’énergie à se questionner sur une publicité dont les effets ne reposent pas sur une analyse intellectuelle.
Je signale en passant que pour pallier le caractère artificiel de certaines études marketing, Stewart (1992) a recommandé l’utilisation de recherches « en contexte », l’ idée qui est à la base de mes travaux de doctorat.
Le rôle du client
Par définition, le client d’une agence est celui qui a eu l’idée de faire une campagne. Si le client est expert de son domaine, le publicitaire, lui, possède une expertise en publicité. Il est donc néophyte dans le domaine avec lequel l’expert est familier ou, pire, il possède à cet égard des connaissances incomplètes ou fausses. Il est donc essentiel que 1) le client exprime ses besoins, présente l’univers où se situera la campagne, et que 2) le publicitaire sache écouter.
L’énoncé précédent semble être une évidence. En pratique, c’est toutefois généralement un défi.
L’univers publicitaire est souvent habité de stéréotypes, de « modes », d’une vision du monde fondée sur l’expérience personnelle. Au moment même où le créatif a appris quel serait le thème d’une future campagne, il a commencé à élaborer à partir d’dées tirées de son vécu et de ses expériences. Les créatifs sont souvent des observateurs des comportements humains qui préfèrent les études informelles aux données scientifiques. C’est le cas du concepteur publicitaire interrogé par Hackley (2003) qui as,approprie l’univers d’un produit à promouvoir en se plongeant dans le sujet et en observant ce que les gens font avec: son approche de la promotion de sachets de thé consisterait, par exemple, à passer du temps à en acheter, à en consommer et à regarder d’autres personnes le faire.
Pour un client expert, issu d’un milieu scientifique ou de l’administration, armé d’études statistiques et de documents validés et revalidés qui ont servi à justifier les budgets investis dans une campagne de publicité, l’approche du problème est bien entendu fort différente. Ici, point de place à l’improvisation ou à l’intuition. Des faits, des données, des preuves et des attentes. Point.
Pour ce client-expert, l’étape initiale du breffage de création – celle où on explique au publicitaire le problème pour lequel on souhaite faire une campagne – constitue le premier test et l’un des plus importants.
C’est l’occasion de communiquer le besoin, de préciser ce qui est attendu de la campagne, de la cible à influencer, des rôles respectifs de l’agence et des promoteurs. L’erreur fréquente est de sous-estimer l’importance de ces dimensions, en se satisfaisant de remettre une liasse de plusieurs études et rapports à l’agence en disant » « Voilà le problème, nous attendons votre proposition !». On pourra aussi leur proposer « pour les aider » un document d’appui flou comportant une douzaine de pistes créatives, autant de publics cibles potentiels, des exemples de publicités voisines faites dans de communautés différentes ou d’autres pays.
Les clients qui ne précisent pas leur vision du comportement à changer, de la cible, des stratégies à adopter ou à éviter, ne doivent pas se surprendre de recevoir par la suite des projets publicitaires avec lesquels ils sont en désaccord. Meilleure sera la question, plus juste sera la réponse …
Client : connais-toi toi-même !
J’ai souvent vu des clients réclamer des approches innovantes, surprenantes, inhabituelles … pour ensuite rejeter toutes les avenues créatives proposées par les publicitaires, et finir par reprendre les mêmes publicités que celles utilisées les années précédentes. Outre les coûts monétaires, cette situation affecte le climat de travail et la motivation des personnes impliquées. On doit donc chercher à l’éviter.
Quel est le problème ?
Sasser (2013) et ses collaborateurs ont identifié ce problème en notant que les clients disent souvent souhaiter que leur agence propose un projet créatif à couper le souffle. Les chercheurs constatent que la notion même de créativité cause des problèmes, puisque pour être fortement créative, une publicité devra être originale. Et que pour être originale, une publicité doit être nouvelle, différente de ce qui se fait déjà. Pour mériter ces qualificatifs, le nouveau projet publicitaire devra rompre avec la tradition publicitaire retenue par le client au cours des années précédentes. Et une démarche de ce type comporte toujours une part de risque, ce qui rebute souvent les clients.
Ce paradoxe appartient au client. Si on souhaite l’éviter, il faut investir du temps à préparer le projet de campagne, avant même d’avoir une agence. On devra savoir dès le départ ce qu’on souhaite obtenir d’une agence, ce qu’on ne pourra pas accepter. L’examen devra être lucide, franc. Pouvez-vous accepter l’humour ? la nudité ? la vulgarité ? le sarcasme
La publicité ci-dessous peut convenir à l’image corporative de Durex, un fabriquant de condoms. Il y a peu de chances cependant qu’une institution gouvernementale puisse diffuser une publicité comme celle de Durex, aussi « créative » soit-elle. Une publicité comme celle de Aides pourrait mieux convenir à une institution. Mais il est probable qu’elle susciterait plusieurs réticences liés au choix des mots.
Ceux qui s’insèrent dans un cadre de communication institutionnel, doivent connaître dès le départ la tolérance de leur organisation face à la nouveauté.
Dés le départ, les échanges avec l’agence devront être clairs à cet égard, et la vision de ce qui est possible ou non devra être clarifiée avec l’agence et partagée avec tous les partenaires (on veut surtout éviter qu’un partenaire important ne dise, au moment de l’impression finale, qu’il n’est pas d’accord avec les mots utilisés dans une affiche et qu’il retire sa commandite).
Rare sont les clients qui peuvent vraiment déclarer à une agence « « Surprenez-moi! ». Dites-vous qu’au sein même d’une agence, votre vision est partagée par plusieurs. Ça peut sembler prosaïque, ça sonne davantage « comptable » que « héroïque », mais c’est toute la réalité d’une publicité sociale : un mariage à trois, unissant l’Art, la Science et la Gestion des affaires.
Sources citées
Hackley, C. (2003). How divergent beliefs cause account team conflict. International Journal of Advertising, 22(3), 313-331.
Kover, A. J., Goldberg, S. M., & James, W. L. (1995). Creativity vs effectiveness? An integrating classification for advertising. Journal of Advertising Research, 35(6), 29-40.
Stewart, D.W. (1992) Speculations on the future of advertising research. Journal of Advertising, 21(4), 1-18.