la pire justification pour diffuser une campagne

On peut lancer une campagne de publicité sociale pour différentes raisons. Sensibiliser, informer, changer les attitudes, modifier les opinions, dénormaliser, infléchir des comportements. Il existe plusieurs justifications rationnelles appuyant ce choix. Mais il existe aussi une mauvaise raison : le faire parce qu’on ne peut rien faire. Dans ce cas, le déclenchement d’une campagne sert à soulager le malaise du décideur confronté à un défi qui lui échappe. C’est le cas dont je discuterai ici.

 

Certains problèmes sociaux ou sanitaires semblent presque insolubles. Devant le mur sans fin qui lui fait face, tel un tsunami, le décideur conscient de ses limites doit cependant accomplir son travail … et agir. Mais voilà. Comment agir quand on ignore ce qui peut être fait? Ou pire, quand on sait que la situation échappe à tout contrôle? Dans l’univers des décideurs publics, la réponse fréquente à pareil constat est: nous ferons une campagne de publicité. C’est la réponse rarement contestée dans les sociétés occidentales où la publicité revêt encore un aspect miraculeux. Si, dans l’Antiquité, il convenait de sacrifier aux Dieux, si au Moyen-Âge les pèlerinages ou l’édification de cathédrales semblaient la voie à suivre, à l’ère contemporaine, la publicité semble être le geste concret adéquat pour contrer les fléaux qui affligent une société.

 

Le recours à la publicité comme réponse au besoin d’agir du gestionnaire en situation d’impuissance a été peu étudié. Dans l’étude des communications ou du marketing, les chercheurs se penchent rarement sur la motivation des responsables de campagnes de publicité sociale. Mes collègues préfèrent habituellement étudier la créativité, l’évaluation ou discuter des stratégies marketing. L’organisateur de campagnes, lui, demeure discrètement dans l’angle mort des universitaires. Ce qui ne nous empêche pas d’en parler ici.

 

On a déjà étudié un phénomène similaire chez d’autres décideurs qui étaient confrontés à des défis de taille: les médecins. Le geste de prescrire a été jugé rationnel ou, parfois, irrationnel. Dans ce dernier cas, des chercheurs y ont décodé la réponse à une situation inconfortable vécue par le soignant lui-même. C’est de ce côté que j’établirai des parallèles avec ce qui se passe parfois lorsqu’une campagne publicitaire est « prescrite ».

 

L’angoisse des soignants est connue et documentée. La maladie est une inconnue, la formation médicale valorise l’intervention rapide, et la demande du patient est constante. C’est la situation expliquant parfois la prescription irrationnelle de médicaments. Le fait de prescrire en l’absence de bases scientifiques n’est pas un geste logique. Pour certains analystes, ce serait un geste exutoire, qui confirme que le praticien FAIT QUELQUE CHOSE et qui témoigne qu’il n’est pas dépassé par la maladie. Un geste qui soulage à la fois les attentes du patient et l’inconfort du prescripteur lui-même. La dynamique intrapsychique du soignant se manifesterait alors dans des choix « où ses connaissances scientifiques ne peuvent à elles seules justifier ses gestes » (p.803)

 

Le médecin Bernard Odier rapporte avoir conclu, lors de discussions avec ses collègues, « que toute prescription faite par le médecin s’adresse un peu à lui-même ». (p.542).  Certains chercheurs ont confirmé qu’une partie des prescriptions ne répondaient pas à des critères scientifiques, reposant plutôt sur des critères subjectifs comme la valeur symbolique du médicament qui affirme « la prise en considération, par le médecin, de l’état de son patient ». (p.47). Damestoy et ses collègues relatent que pour le médecin, le besoin d’intervenir fait partie des normes de sa profession. C’est ce que son patient attend de lui et c’est aussi l’image que les soignants se font d’eux-mêmes. Reynaud nous dit que le médicament qui est prescrit agit comme le symbole du pouvoir médical et une « preuve que la médecine peut apporter réponse aux souffrance vécues par l’individu » (p.58).

 

Le problème de l’usage irrationnel vient du fait qu’en certains cas, nul médicament ne peut guérir un patient. L’acte de prescrire tout de même devient alors, en partie du moins, un réconfort pour le prescripteur confronté aux souffrances de son patient. Formé dans une culture professionnelle prônant l’intervention, il aura quand même « agi pour soigner ».

 

Revenons maintenant à l’utilisation des campagnes de publicité sociale. Il y a un parallèle à tracer ici à la diffusion de campagnes de publicité comme réponse à des problèmes sociaux. La campagne prônée est l’équivalent du médicament prescrit. L’État (généralement) est le prescripteur à qui on demande d’intervenir. La dynamique est semblable: le décideur est confronté à défi colossal, un problème immense qui semble impossible à régler avec les moyens disponibles. Dans les deux cas, on a la même demande pressante : celle des victimes et des médias qui agitent publiquement le malaise populaire. Et le décideur public a le même réflexe que le soignant : il faut agir, faire quelque chose, au moins montrer qu’on intervient.

 

C’est souvent l’étincelle d’où émerge l’idée d’une campagne de publicité sociale caractérisée par des cibles ambitieuses, floues et imprécises. Réduire la pauvreté, sensibiliser au racisme, mettre fin à la toxicomanie, … pareils enjeux sont multifactoriels. Ils impliquent plusieurs personnes, dépassent les frontières d’une ville, d’une province ou d’un pays. Leur évolution prévisible se mesure en décennies plutôt qu’en semaines ou en mois. Malheureusement pour les décideurs orientés vers l’action immédiate autant que pour les politiciens dont les mandats ne durent que quelques années, la campagne de publicité semble la seule réponse concrète possible à court terme.

 

Je dois clarifier un point : peu importe la présence de motivations propres à l’organisateur, les campagnes sociales peuvent apporter un certain soulagement, aider et faire partie des solutions. Elles ont aussi, bien entendu, un rôle placebo (il est réconfortant de savoir que quelque chose est fait), mais plusieurs peuvent compléter des actions concrètes, favoriser des dépistages, susciter des demandes d’aide, sensibiliser des communautés à la présence d’un problème. Elles peuvent répondre à un besoin, et être une intervention rationnelle. Le problème surgit quand elles constituent l’unique réponse de décideurs des décideurs à un problème réel.

 

Il y a problème quand une campagne publicitaire est la seule réponse offerte aux personnes suicidaires, aux victimes d’agression, aux gens isolés consiste à visiter un site Internet où à lire un dépliant. Communiquer n’est pas agir. Peu importe le nombre de personnes exposées à une publicité, le budget titanesque investi dans une campagne, le nombre de personnes qui disent aimer sur les réseaux sociaux votre campagne… une campagne n’est pas un geste concret ou une action correctrice.

 

Pour tout décideur, l’erreur à éviter est de croire que des investissements publicitaires remplacent des actions concrètes. Le piège, serait d’employer une campagne publicitaire dans le seul but de soulager l’inconfort de gestionnaire ou de montrer qu’il valorise l’action.

 

Il y a plusieurs bonnes raisons pour mener une campagne de publicité sociale. Mais il faut toujours se demander s’il s’agit de la réponse appropriée pour le défi à relever. La réponse à cette question sera habituellement nuancée, ce qui suggère invariablement que la campagne de publicité ne pourrait pas être la seule action posée. Que son efficacité repose aussi sur la présence d’autres interventions, de gestes non-publicitaires. Mais ça, les promoteurs expérimentés le savent déjà.

 

 

 

1.Odier, B. (2002). Psychopathologie de la prescription quotidienne de psychotropes. Revue Française de Psychanalyse, 66(2), 541-547.

2.Damestoy, N., Lalande, R., & Collin, J. (1999). La construction d'une rationalité : les médecins et la prescription de psychotropes aux personnes âgées. Sciences Sociales et Santé, 31-52.

3.Reynaud, M., & Coudert, A.-J. (1987). Essai sur l'art thérapeutique : du bon usage des psychotropes. Paris: Infomed : Frison-Roche.

4.Morin, P. (1985). Le médecin face à l’invalide. In J. Dufresne, F. Dumont, & Y. Martin (Éd.), Traité d’anthropologie médicale. L’Institution de la santé et de la maladie. (p.793-806). Québec: Presses de l’Université du Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, Presses universitaires de Lyon.

 

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